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Tout est provisoire
2 août 2005

L'enfant qui brisait les téléphones

    J’avais à peu près quarante ans quand je décidai de fréquenter les amphis de l’Université de Rome pendant cinq cycles, jusqu’à compléter des études de psychologie. Mon but était de mieux comprendre la nouvelle génération de jeunes surgie de la révolution de 68, et je me suis dit que ces études m’aideraient dans mon exercice du journalisme. Ce fût le cas. Je me souviens encore du choc que m’a produit un livre de presque mille pages, où on y exposait les mécanismes psychologiques inconscients qui s’enchaînent, par exemple, lors d’une séance entre le patient et le thérapeute. Je me rendis compte que ces techniques pouvaient très bien s’appliquer aux interviews. Dès lors je perdis la crainte d’interviewer qui que ce soit. Je n’avais plus peur d’aucune personnalité, parce que je savais que celui qui s’assied en face d’un journaliste est dans la même situation psychologique que le patient face au médecin. C'est-à-dire dans une claire régression à l’enfance, ou au moins aux moments où il était interrogé à l’école.
    Sortant tout juste des amphis de psychologie, le jeune directeur d’un institut pour enfants abandonnés, situé dans le quartier Cassia Nova à Rome, m’invita. Ils étaient cent jeunes garçons, de huit à seize ans, la plupart fils de prisonniers, drogués ou prostituées. Le directeur me confia qu’il était difficile pour lui de dominer ces garçons, qu’il ne parvenait même pas à réunir ensemble. Le régime de punitions était vaste et sévère. J’eux recours à mes théories flamboyantes, croyant qu’elles allaient être la panacée de cet enfer infantile. Je me suis trompé. L’Université est sans doute utile, mais avec la seule théorie on ne fait rien. La vraie université consiste en se frapper la tête contre la réalité.
    J’ai commencé par supprimer les punitions, convaincu que nous allions obtenir plus grâce à la stimulation. Je me suis trompé. J’ai commencé à sonder les garçons, et ma surprise fût qu’ils ne voulaient qu’on leur retire les punitions pour rien au monde. Je les ai compris. Leur estime de soi était tellement pauvre, leur identité était tellement perdue dans le groupe et dans l’anonymat, que le seul instant où ils se sentaient importants était lorsque l’on prononçait leur prénom à voix haute, et le directeur leur disait : « Untel, viens dans mon bureau. ». Tout le monde savait que c’était pour lui annoncer une punition sévère, mais l’intéressé se sentait plus important en étant appelé.
    J’ai appris beaucoup de chose de la vie dans ce centre. J’ai appris la tragédie que peut être pour un garçon qui s’ouvre le chemin de la vie savoir que ses parents étaient ce qu’ils étaient, qu’ils ne lui rendaient jamais visite, qu’eux n’étaient rien et qu’ils grandissaient sans futur. Et je compris en même temps l’immense capacité de sentiments, d’analyse de la réalité dont peut faire preuve un jeune garçon, bien qu’il ait été abandonné. J’ai compris que les tournesols fleurissent même en enfer.
    Ces enfants ne mangeaient pas bien, mais ils ne souffraient pas non plus de la faim. Je remarquai que les après-midi après le goûter, une brioche avec du fromage et de la confiture, les couloirs étaient semés de morceaux de brioche mordus, à moitié entamés. Cette scène me rappela mon enfance, quand je rêvais des fours à pain, tellement j’avais faim. Intrigué, je décidai de les convoquer pour la première fois à une réunion avec moi. Ce fût la folie. Ils montaient sur les tables, sautaient comme des singes, ne m’écoutaient pas le moins du monde. Mais lorsque je commençais à leur raconter quelques anecdotes de mon enfance ils se calmèrent peu à peu ; d’abord quelques-uns puis la majorité. Ils m’écoutaient attentivement et de temps en temps posaient des questions. Ils ne comprenaient pas que moi, qu’ils voyaient à ce moment-là comme quelqu’un d’important, j’aie pu avoir faim quand j’étais enfant. Je leur ai raconté quelques histoires vraies, comme lorsque nous nous battions avec mes frères et sœurs pour un bout de pain ou nous l’échangions contre autre chose. Voyant que je les avais ému, j’en profitai pour leur demander un service : qu’ils ne jettent plus de bouts de pain dans les couloirs, et qu’ils le fasse pour moi. Ils me l’ont promis, et nous sommes partis ensemble ramasser dans un panier d’osier les morceaux de brioche qu’ils avaient déjà jeté ce jour-là.
    Ils ont été très impressionnés quand j’ai porté à mes lèvres le premier morceau que j’avais ramassé, déjà entamé, et que je l’embrassais. « Pourquoi vous l’embrassez, monsieur ? », me demanda un petit gars d’à peu près huit ans. Je lui ai expliqué pourquoi et lui, sans demander rien de plus, a commencé à ramasser également les brioches du sol.

    Un jour le directeur m’appela et il me raconta qu’il se passait une chose étrange : tous les matins le téléphone public du centre était endommagé, signe que quelqu’un le cassait en secret durant la nuit. Nous avons décidé de faire des gardes pour découvrir le coupable : c’était un garçon de quinze ans. A ce moment- là nous n’avons rien dit. Le matin suivant je l’ai appelé seul à mon bureau et je lui ai demandé pourquoi il le faisait, en essayant de lui expliquer que ce téléphone servait à tout le monde et que s’il le cassait personne ne pouvait recevoir d’appels, même lui. « Moi personne ne m’appelle jamais, depuis que je suis entré ici il y a six ans. », m’a-t-il répondu froidement. J’ai attendu quelques secondes et je lui ai dit : « Si quelqu’un t’appelle ce soir tu me promets que tu ne le casseras plus ? ». Il rétorqua d’une certitude amère : « Mais je sais que personne ne ma appeler. ».
    Ce soir là, en arrivant à la maison, je l’ai appelé, imaginant son visage quand il allait entendre son prénom dans les haut-parleurs. J’ai attendu un peu anxieux. Viendrait-il ? Deux longues minutes ont passé et j’ai entendu sa voix : « Qui m’appelle ? ». Je lui ai dit que c’était moi et je lui ai expliqué que j’allais l’appeler tous les soirs à partir de ce jour. Je présume qu’il ne l’a pas cru sur le moment, mais j’ai continué à l’appeler pendant des mois, même lorsque j’étais en-dehors de Rome. Ce garçon n’a plus jamais rompu le téléphone.
Quand il eût dix-huit ans il a dû quitter le centre, comme tous ceux qui arrivent à cet âge-là. J’ai essayé de lui trouver un travail et j’ai réussi à le faire employer tant bien que mal dans un bar de Via del Corso. Peu après je suis passé par là et il n’était plus là. Personne ne put me donner de nouvelles et je n’en ai plus jamais eu de lui. J’ai demandé au directeur ce que devenaient ces garçons d’habitude après avoir quitté le centre, et il m’expliqua que la plupart du temps ils sombraient  dans la délinquance ou la prostitution. Certains se suicidaient et dans la plupart des cas ils figuraient dans le registre comme « disparus ».

    J’avais alors une Fiat 600. Quand je sortais de l’institut les plus petits s’amusaient en rentrant dans ma voiture. Un soir il y entrèrent dix, qui ressemblaient à du chewing-gum. Il criaient : « emmènes-nous chez toi, allez. », et ils essayaient d’allumer le moteur. Le verbe qu’ils aimaient le plus était « sortir ». Tout juste ce qu’ils ne pouvaient pas faire.
    Certains soirs je revenais sans être vu pour les observer d’une certaine distance, pendant qu’ils étaient dans la cour. Ceux qui me rendaient le plus triste étaient certains des plus petits, qui se mettaient à côté du mur et passaient des heures à s’y taper la tête. Lors des tests psychologiques que je leurs faisais, en leur demandant de dessiner une famille quelconque, je fus impressionné de voir qu’aucun, même pas les plus grands, acceptaient que leur père soit en prison ou que leur mère soit prostituée. Ils les dessinaient toujours morts. Ils les préféraient ainsi. Certains avaient si peu d’estime pour leur famille qu’ils ne dessinaient pas leurs parents ou frères et sœurs comme personnes mais comme objets : chaussures, bananes, marteaux, carottes, etc.
    Je n’ai supporté cet endroit que pendant deux ans. Je n’ai pas u a force de continuer avec ces garçons toujours tristes. Bien que le bâtiment, situé dans un quartier riche de la ville, était plutôt moderne et plein de lumière, la solitude de ces gamins, comme toutes las solitudes imposées, était ténébreuse. Je n’ai jamais réussi à repasser par la porte de cet institut, mais après tant d’années j’ai encore la nostalgie de ces jeunes garçons sans présent ni futur, que personne n’appelle au téléphone.

L'enfant qui brisait les téléphones, Las galletas profanadas de mi madre y otra historias de mi vida
Juan Arias

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