Futurs assassins
La mort. L’angoisse.
L’air de rien, autour de quelques verres un vendredi soir, quelques étudiants en médecine passant une bonne soirée, avec une étudiante de commerce qui les écoute quand ils discutent médecine, commencent à en parler, d’un air détaché. "J’ai eu ma première mort.". Le substantif dédaigneux comme s’il s’était agi d’une piqûre, d’une prise de réflexe ou d’un souffle cardiaque. Le substantif familier du code, de ce qui est désigné du doigt sur un papier feuilleté pendant les révisions. Celui-là même auquel on fait appel pour les blagues et jeux de mots sectaires, spécifiques à nos études et qui, rien que pour ça, nous font rire. Ma première mort, disait-elle, avant de rajouter que le contexte fit de la chose une expérience moins « marrante » qu’elle ne devait l’être. Et aux autres de rétorquer par des vécus similaires, où ne pas avoir connu ou parlé avec le patient rend moins intéressant son décès. L’autre étudiante, effarée.
Et à Martin Winckler de dire à propos de la mort de son père : « Il ne s’agissait pas d’un hémiplégique anonyme râlant sur son lit et dont je pouvais oublier l’existence en fermant la porte derrière moi après la visite. Il ne s’agissait pas d’une cancéreuse naguère plantureuse mais déjà squelettique mourant au milieu des siens. Il ne s’agissait pas de cet homme de mon âge que j’avais bêtement tenté de ranimer alors qu’il gisait depuis une heure, le thorax écrasé par le volant de son tracteur retourné. (…) Médecin témoin ? »
Quelle est donc cette responsabilité médicale, dans le sens du milieu médical et pas seulement réservé à la caste des médecins, qui fait qu’une erreur pendant un jour de travail peut entraîner la souffrance de quelqu’un ? Une erreur, là aussi pas seulement dans le sens du geste, mais beaucoup de la parole également. Comme celle que je peux commettre en tant que brancardier dans la chambre d’une jeune femme dont l’état est pire que celui de la mort ou de la vie végétative : celui de la condamnation à vivre et à comprendre. Les médecins sont des êtres humains dit Winckler, et le soir, pour se soigner de leur journée, les étudiants dominent la mort avant de devoir chialer de toutes leurs larmes d’avoir dû être médecin d’un proche. Ils dominent la souffrance avant de devoir se rendre compte que rien de bon ne semble sortir de leur bouche, et que leurs mains font mal.
Maintenant je comprends qu’autour de cette table nous sommes, comme le dit Winckler, de futurs assassins.
Paris - 2006