Miroir déformant
La chemise est bien boutonnée. Les lunettes à monture noire épaisse
sont rangées, c'est la première fois que je le vois avec des lentilles.
Le
cours va commencer et à la porte du haut je le croise, un tantinet
nerveux, aussi agité qu'il le laisse transparaître. Il ne veut pas
entrer tout de suite, préfère attendre le dernier moment pour descendre
les marches devant tout le monde - Pourquoi ne suis-je pas entré par le
bas? - quand il laissera entendre malgré lui qu'il est là, qu'il
marquera malgré lui sa présence sérieuse, tout ça parce qu'il s'est
trompé de porte. Légère maladresse.
La séance est courte, il termine
avant l'heure. Des détails comme le libre accès aux diapos lui font
gagner quelque sympathie de notre part, et ç'eût été autant d'attention
qu'il aurait perdue s'il n'expliquait pas aussi limpidement, et que
l'on ne se soit pas dit que Bon, l'oreille c'est simple, mais il
explique bien quand même.
L'après-midi
je le retrouve dans la petite salle aux crânes posés sur les tables. Il
soulève légèrement ses épaules et masque un peu son cou, enfonçant sa
tête vers le bas, la cachant: il a cette position des gens qui vivent
discrètement. C'est donc pour cela que je lui trouvais de la sympathie.
Je les découvre: ces regards qui se perdent presque imperceptiblement,
ces yeux qui en réalité ne sont pas plus à l'affût qu'ils semblent
fuir, ces bras aux mouvements lisses, ces petites maladresses qui le
rendent aussi fragile que le quotidien. Quand il donnait son cours
c'était simplement correct parce qu'il faisait son boulot, voilà
tout...et pourtant je savais que je me trompais, que je mentais sur le
simplement son boulot. C'est la distance qui veut ça, parce qu'il n'est
pas vraiment parmi nous. Du mépris? Sûrement pas. Voilà: je suis plus
indulgent avec lui qu'avec moi.
En rentrant, l'excitation
quotidienne de retrouver mon piano. Est-ce que lui aussi, sous son air
si bien taillé, ressent l'intensité de l'attente, de l'arrivée vers
quelque chose ou quelqu'un dont l'absence pendant la journée esquisse
l'amputation de sa vie?
Même si je me déforme en le déconstruisant, j'aime le voir parce qu'il m'apprend des choses sur les attitudes. Que pourrait-il en soupçonner lorsqu'il brandit devant moi tous ses os...